La Nuit Etoilée fu
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Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

lundi 6 juin 2011

La poétique d'Anna Akhmatova


Janina Baechle dans Akhmatova, Bruno Mantovani. Décor: Modigliani. DR

Par Arina Kouznetsova


A l'occasion de la création de l'opéra Akhmatova de Bruno Mantovani à l’Opéra Bastille, retour sur la vie et l'essence poétique de la grande poétesse russe du XXe siècle Anna Akhmatova.

Dans la Russie d’aujourd’hui, il existe une grande tendance, même parmi les intellectuels, à juger Anna Akhmatova. On l’accuse de tous les péchés mortels, égocentrisme, culte de sa propre personne (chez certains critiques, Akhmatova est accusée d’être pire que Staline lui-même), paresse et manque de jugement ; enfin, d’avoir écrit de mauvais poèmes1… On se demande pour quelle raison alors Anna Akhmatova est considérée comme l’une des plus grandes poétesses du XXe siècle dans le monde entier…
Certes, dans sa vie privée cette femme n’était pas un ange, mais qui de nous est sans péché ? Et pourquoi cette poétesse, morte il y a quarante-cinq ans, continue à déclencher de telles passions ? Ses accusateurs l’appellent souvent « le génie de PR ». Il est vrai qu’elle a soigneusement sculpté son image publique dès sa jeunesse. Son premier mari Nicolaï Goumiliov se souvient de matinées à Tsarskoïe Sélo, lorsque sa jeune femme, toute joyeuse et moqueuse, mangeait gaiement son petit-déjeuner ; cependant, dès qu’il y avait une visite d’un de ses lecteurs admiratifs, elle se transformait à vue d’oeil en triste personnage décadent et anorexique, mourant d’un amour malheureux. Il est vrai que cela peut être « condamnable », mais ici, il s’agit peut-être de matières plus subtiles que le style de l’époque et l’esprit du temps même, il s’agit de la construction de la personnalité poétique. Pensons un instant à la jeunesse de cette fille issue d’un milieu à peine aristocratique et sans racines qui, selon la mode de son temps, écrivait par milliers des poèmes inconsistants :

           Il porte sur ses doigts maintes bagues brillantes –
           Ce sont les coeurs des femmes qu’il a vaincues.
           Là, étincelle une opale, ici, un diamant,
           Et сe beau rubis est si capricieusement écarlate…

Elle s’appelle à cette époque Anna Gorenko. La rencontre avec le jeune poète Goumiliov la rapproche du milieu littéraire, même si au début elle continue à écrire des poèmes assez faibles. Son mari, bien que très amoureux, traite sa production avec ironie : « Oui, ma femme, elle écrit des poèmes, mais elle fait aussi merveilleusement bien la broderie ! » D’ailleurs, il la quitte assez vite pour son deuxième voyage en Afrique, mais, après son retour, il découvre le nouveau petit recueil Le Soir, qui le bouleverse au point qu’il s’écrie : « On doit imprimer immédiatement ce livre ! » Elle porte désormais le nom d’Akhmatova (celui de son arrière grand-mère d’origine tatare), qui est beaucoup plus « poétique » que Gorenko.
Que s’est-il passé pour qu’une jeune fille assez ordinaire se transforme en un poète exemplaire ? Chaque poète (chaque artiste) doit avoir dans sa vie un instant définitif de la prise de décision, lorsqu’il se résout à consacrer sa vie à un art de son choix. Cet instant implique sa personne tout entière. Peu importe ensuite la quantité des oeuvres géniales ou ratées, le poète n’est pas ceci ou cela, il est toute son âme qui se rime au monde, il est celui qui se donne aux autres, qui parle pour les autres, à la place des autres qui sont privés de voix. Devenir poète, cela signifie faire un pacte, signer un accord, selon lequel il ne s’appartient plus vraiment, il est appelé à servir (et, au bout du compte, à se sacrifier). Si quelqu’un a un désir suffisamment fort d’accomplir une chose, c’est la voix (et la voie) de son talent qu’il suit. On ne peut pas savoir quelle était exactement la pulsion, l’événement concret qui a poussé Anna à écrire son premier bon poème, mais on a des traces dans les poèmes mêmes, par exemple, dans celui qui ouvre le recueil Le Soir :

             En lisant Hamlet

Près du cimetière, à droite,
un terrain vague poussiéreux.
Au-delà, toute bleue,
La rivière.
Tu m’as dit : « Tant pis !
Entre en couvent
Ou bien épouse un imbécile… »
Les princes ne disent jamais autre chose.
Mais je me suis rappelé ces paroles.
Qu’elles coulent pendant
Une centaine de siècles
Comme un manteau d’hermine
Qui glisse sur l’épaule.

Ce poème apparemment simple (en russe il est en deux strophes de quatre versets en rimes croisées, limpide et léger, comme certains poèmes de Pouchkine) est pourtant crucial pour comprendre Akhmatova, parce qu’il parle de ce moment décisif de sa vie, du choix d’une position par rapport à la poésie, de la prise de conscience de sa situation intérieure et de celle de la femme qui écrit en général (ce n’est pas par hasard qu’Akhmatova dira plus tard, dans une épigramme, à moitié par plaisanterie : « C’est moi qui ai appris aux femmes à parler. » Car, jusqu’alors, la femme n’était qu’une héroïne littéraire, un objet d’admiration ou de blâme, une « Ophélie » universelle, qui n’avait pas beaucoup de choix : entrer en couvent ou bien épouser un imbécile, avec quelques alternatives suggérées au début du poème : le cimetière, le terrain vague ou la rivière bleue (ce que choisit Ophélie dans Shakespeare). Akhmatova devient poète lorsqu’elle retient (et répète) « ces paroles » qui la condamnent et l’anéantissent, lorsqu’elle les renvoie aux « princes » qui « ne disent jamais autre chose » (et par cette simple remarque, l’irréversibilité cruelle de la condamnation millénaire est abolie, maintenant cette nouvelle Ophélie qui commence à parler est couronnée par ces paroles devenues siennes propres, transformées en « manteau d’hermine »). La question de la parole est au centre de l’affaire : la jeune femme le comprend tout d’un coup et se l’approprie de façon royale. Pour accomplir cette tache nouvelle et difficile, elle a besoin d’un système de gestes, d’une certaine stature souveraine, qui devient part intégrale de sa poétique. 
C’est justement ces gestes, cette stature, cette façon d’être que les gens jugent aujourd’hui en parlant d’Akhmatova. Déjà son fils Lev disait souvent : « Maman, arrête de faire la reine ! » C’était impossible pour Akhmatova : telle était la nature de sa poétique ; elle ne pouvait pas abandonner son manteau d’hermine sans arrêter d’êtrepoète. De surcroît, il est bien connu que le statut des rois a des revers : c’est eux qui ont le privilège de monter les premiers aux échafauds.

Les auteurs de l’opéra Akhmatova (2) ont saisi cet aspect tragique et souverain de sa poétique, qui l’amène à la résistance au pouvoir soviétique et à Staline lui-même, dont le sommet est son célèbre poème « Le Requiem ». Chose rare, cet opéra, sous son aspect « idéologique », est merveilleusement
équilibré et impartial ; les accents sont mis avec justesse et respect. On est en face d’une soi-disant « bonne distance » permettant de regarder les choses sans fusion et sans rejet. Le sujet recouvre donc quelques décennies de la vie d’Akhmatova sous le pouvoir soviétique (et il est centré sur les relations entre Akhmatova et son fils, Lev Goumiliov), c’est-à-dire, toute sa splendide jeunesse « acméiste » en Russie avant la révolution. Cette époque, qu’on nomme « le Siècle d’Argent », est représentée par une seule image récurrente, un dessin au fusain fait par Amedeo Modigliani à Paris, en 1913, qui non seulement participe aux décors mais aussi à l’action ; il se transforme, se multiplie, tombe et remonte…
Akhmatova, photo d'Arina Kouznetsova
On voit les célèbres queues devant la porte de la prison (le lieu de naissance du poème « Requiem »), Leningrad sous les bombardements, le train traversant la moitié de la Russie lorsque Akhmatova est évacuée à Tachkent… Sa vie privée devient inséparable du destin de son pays, de son peuple, une vie qui se transforme en mythe, tout proche encore et tout réel.
C’est le deuxième opéra du jeune et talentueux compositeur Bruno Mantovani. Il m’est difficile de faire une critique musicale détaillée, mais j’ai été réellement fascinée par cette composition très contemporaine, puissante et secrètement harmonieuse, qui évoque tantôt la voix et l’intonation de la poétesse (Mantovani a précisé, dans ses interviews, qu’il écoutait beaucoup les enregistrements des
lectures des poèmes par Anna Akhmatova, dont la voix très grave et la manière de réciter sont assez frappantes et uniques), tantôt le « bruit du temps », tantôt le silence même… J’ai eu l’impression de me trouver en face de quelque chose d’extrêmement complexe et d’extrêmement beau. La musique dans cette oeuvre est un personnage à part entière, surtout dans la scène finale, cathartique, lorsque la vieille poétesse se sépare de son fils, qui ne lui pardonne pas son manque de persévérance à tenter de le sauver du goulag (elle a pourtant fait beaucoup de démarches, y compris avoir écrit un cycle poétique glorifiant Staline). Après la dernière parole de son fils (« Adieu, Maman »), elle s’effondre par terre dans le noir et ensuite essaye de se lever, accompagnée d’une musique violente comme une lutte intérieure. Et là, on peut pleinement apprécier le jeu et le talent de la cantatrice mezzo-soprano Janina Baechle, jeune femme de 42 ans, qui interprète le rôle de la vieille poétesse mourante, brisée, anéantie. Elle s’incarne entièrement dans l’image du corps obèse et apparemment disgracieux qui résiste à l’agonie durant de longues minutes, dans le silence musical ; elle ne chante pas, elle essaye juste, à l’aide de la musique, de se lever… La salle est attentive et silencieuse, captée par la scène qui nous prépare à l’ouverture – pour une certaine transcendance de la catharsis. Akhmatova se lève enfin et se met dans son fauteuil où elle trône si souvent pendant le spectacle, et le dos tourné aux spectateurs, elle contemple la lumière qui descend du ciel en forme de troncs de bouleaux, et enfin elle chante :

Ce souffle glacé qui a traversé la mer
Ces grands arbres qui me parlent depuis l’enfance
Seigneur prends-moi tout, mais que me poursuivent encore cette
fraîcheur et ce murmure.

C’est une scène très forte, bouleversante, un hymne à la poésie qui triomphe malgré tout, qui donne des forces et qui est plus forte que la mort.
Certains critiques affirment que dans le livret de Christophe Ghristi il n’y a pas de citations directes, et qu’il n’y aurait même pas de textes d’Akhmatova. C’est faux : le livret ne contient aucune phrase arbitraire, tout est soigneusement choisi, on ne lit que des citations condensées de poèmes, de mémoires des contemporains et des amis d’Akhmatova, et on sent toujours cette fidélité et ce respect à la fois distant et proche… La preuve, c’est justement ce poème final qui représente l’alliage de plusieurs poèmes tardifs d’Akhmatova ; la scène entière évoque une note de son journal (Akhmatova n’aimait
pas beaucoup écrire de la prose ; ces notes sont rares et concernent les événements essentiels de sa vie) où elle se souvient de la rencontre d'un bois de bouleaux dans les environs de Moscou : 

« … Personne n’a jamais vu de tels arbres… Leur souvenir m’effraie. C’est comme une hantise. Il y a quelque chose d’orageux, de tragique, comme l’autel de Pergame, quelque chose de splendide et inimitable… Il n’existe rien au monde qui aurait dépassé ces bouleaux, énormes, puissants, antiques comme les druides, immémoriaux… je ne veux pas que ce soit un rêve. J’ai besoin d’eux dans la réalité. » 

Tout cela témoigne de la profonde et amoureuse immersion du librettiste dans la vie et l’oeuvre d’Akhmatova. 
Ce qui frappe aussi dans cet opéra, c’est la façon dont il résout le problème délicat de la représentation des relations (difficiles) entre la mère et le fils. Les auteurs ont choisi une voie « simple », ils ont montré
ces relations en tant que tragédie antique, sans rien changer de leur essence, sans aucune idéalisation non plus. Les faiblesses humaines, les passions, l’égoïsme, la vanité, tout cela est en face de nous, à l’intérieur de nous. Le goût et le tact permettent de voir les choses dans leur complexité, sans trahir ni la réalité de tous les jours ni la grande vérité au sens supérieur et poétique.

Akhmatova aimait les dates, les jalons, les mesures. Tout était lié et uni dans sa vision du monde profondément chrétienne et russe, mais aussi ouverte à l’histoire universelle. Elle disait par exemple que le véritable XXe siècle a commencé avec la première guerre mondiale, en 1914. Avec cette magnifique création, on pourrait dire que le XXe siècle se termine : Akhmatova prend sa place de plein droit à côté des héroïnes antiques auxquelles elle était si souvent comparée de son vivant – Phèdre, Didone, Cléopâtre, les personnages des célèbres opéras classiques.


(1) En ce sens, la publication du livre « anti-Akhmatova » d’une certaine « Katayeva » est symptomatique. Dans ce texte écrit d’un ton énervé, il n’y a rien, au niveau factuel, qui n’ait été déjà mentionné dans les mémoires de Lydia Tchoukovskaïa, Nadejda Mandlestam ou Emma Guerstein (parmi d’autres). Ce qui est nouveau pour l’ouvrage biographique, c’est le style grossier de la formulation, qui évoque les échanges d’insultes dans les cuisines communautaires de l’époque soviétique. Malheureusement, ce livre est lu par des gens qui ne savent rien sur Akhmatova, et son effet est désastreux.
(2) Création mondiale, Opéra Bastille, 28 mars-13 avril 2011, voir le site du spectacle : http://akhmatova.operadeparis.fr/

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