La Nuit Etoilée fu
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Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

lundi 6 juin 2011

Démocratie, dites-vous?


L'équilibre, Leon Prudovsky 2011 (DR)
Par Laurent Lévy

Entre les régimes autoritaires et populistes calqués sur le modèle stalinien et les régimes parlementaires classiques dérivés du modèle américain, le terme démocratie ne semble connaître que des emplois abusifs.
Allumons notre téléviseur, notre radio. L’état et la société qu’il est supposé concrétiser entretiennent-ils la liberté des citoyens ou leur dépendance ? 


Si l’on considère qu’une société se modèle en définissant son propre système de «valeurs», il faut reconnaître au mensonge une fonction indispensable, celui de consacrer les nouveaux axiomes fondamentaux. Ainsi, le concept d’égalité est un mensonge nécessaire permettant de sublimer en droits une réalité toujours inégale en faits. Un des détournements sémantiques les plus abusifs, grossièrement depuis le XIXe siècle, est celui qui consiste à faire croire que les régimes politiques modernes sont des démocraties. Entre les régimes autoritaires et populistes calqués sur le modèle stalinien et les régimes parlementaires classiques dérivés du modèle américain, le terme démocratie ne semble connaître que des emplois abusifs.
À proprement parler, la démocratie, c’est la dictature du prolétariat. Pas dans l’acception marxiste de l’expression, mais toujours en tant qu’organisation politique où les pouvoirs suprêmes sont légitimement détenus et exercés par l’entité appelée dêmos dans l’Athènes
du IVe siècle avant notre ère, et que nous avons choisi de nommer prolétariat pour mieux marquer l’aspect numériquement majoritaire, quand Platon eût parlé du règne des polloi. Car le terme en question se démarque à la fois de celui d’oligarchie, le règne des minoritaires, et de celui d’aristocratie, le règne des élites – ne faisons pas cas de la monarchie, par égard pour le principe de séparation des pouvoirs. Il n’est sans doute pas anodin que ce dernier terme connaisse un emploi également fort détourné de son sens originel, c’est-à-dire étymologique. Mais il s’agit là d’une simple translation par métonymie – où l’on substitue la classe sociale au modèle politique, quand les deux sont équivalents en terme de gouvernement.
À l’inverse, le concept de démocratie s’est élargi et déformé avec le temps. Dans son acception contemporaine, le mot se comprend comme désignation d’un régime censé garantir les libertés individuelles dans un cadre politique quelconque (de préférence, république ou monarchie constitutionnelle), ce qui se résume à la défense des droits du citoyen. Cette notion naît de la nécessaire égalité imposée par l’organisation démocratique, qui présuppose une absence de hiérarchie ou de préséance, de toute forme d’autorité entre les détenteurs du pouvoir souverain, les particuliers. Après l’égalité vient la liberté complémentaire, le pouvoir total sur son propre corps et ses actions comme corollaire du pouvoir, partagé entre les constituants du corps social. La démocratie, en soi, ne dit rien de la présence de classes sociales. Elle implique en revanche que les classes, si elles existent, soient virtuellement équivalentes, que le pouvoir reste distribué horizontalement.
À partir de cette idéalisation, on supposera que tout régime qui recherche à protéger le peuple et à lui assurer un bien-être supérieur peut s’arroger l’épithète « démocratique ». Ce qui implique que l’on admet déjà la validité d’une idée telle que celle de « démocratie indirecte», qui nous semble un flagrant oxymoron. Manifestement, c’est par ce point d’hésitation que s’infiltrent les dérives dans l’emploi du terme en question : quand on ne parle plus d’un régime politique déterminé mais d’un type d’organisation sociale centré autour de la défense des droits du citoyen. Car c’est bien ainsi que l’on progresse dans le mensonge jusqu’à l’illusion. Sous couvert de garantir ces droits, on réduit peu à peu l’accès aux libertés auxquelles les citoyens peuvent prétendre. La plus fondamentale de
toutes, la plus irréductible, c’est la liberté d’expression. non qu’elle soit plus nécessaire, plus impérieuse, ou plus légitime pour l’individu que les autres, mais seule cette liberté permet de maintenir l’illusion démocratique. On remarquera que cet argument sert très souvent à démontrer combien il fait meilleur vivre dans une « vraie » démocratie plutôt qu’en République populaire de Chine, par exemple. Il n’y même pas besoin de s’assurer que la loi protège cette liberté, comme le fait la constitution américaine. Il suffit de trouver des formes suffisamment tolérables de censure ou de limiter la diffusion de certaines idées par un déséquilibre de leur représentation. Il s’agit peut-être au départ d’une volonté assez honorable de tempérer les discours extrêmes, qui pourtant les pousse à gagner aujourd’hui en virulence. Quoiqu’il en soit, l’actualité récente de certains pays du Maghreb ou du Moyen-Orient démontre la force de l’attachement populaire à une certaine liberté d’expression (ou sa réciproque, la liberté d’information), même fictive. À ce point, on peut considérer que la notion de démocratie a été réduite à la portion congrue. Il n’en demeure pas moins que tout ce qui a trait à l’expression, à l’information et aux moyens de la véhiculer constitue un aspect central de l’idéal démocratique. Primordial même. Parce que tous les autres droits et libertés y sont attachés d’une manière
ou d’une autre.
Si l’on énumère quelques autres formes de libertés ou de droits fondamentaux qui  devraient découler de l’application stricte des principes démocratiques, on pourra peut-être mieux s’en persuader. Le libre-échange, fondement de l’économie libérale idéalisée et originelle, suppose que l’on puisse faire connaître son offre le plus largement possible, et que l’acheteur ait accès au plus grand choix pour satisfaire sa demande au plus près. Point n’est besoin de remarquer que cette liberté, comme les autres, se voit très largement restreinte par plusieurs niveaux de régulations, tout en donnant l’apparence de vivre dans un monde où l’économie est entièrement libérale. Passons. Qu’il s’agisse du droit à la propriété, droit d’accès à l’éducation, à la justice, à la sécurité, à la représentation politique, aux libertés sexuelles ou au droit de disposer de son propre corps, on ne voit pas comment ces droits pourraient être appliqués concrètement sans qu’il n’y ait besoin de laisser à l’information toute latitude dans sa circulation.

La première tâche de tous les despotes, la première obsession de tous les fauteurs d’ordres, l’instrument capital de tout pouvoir, c’est bien sûr le contrôle de l’information. Alors il est tout à fait légitime de nous satisfaire de disposer de cette liberté – dans une mesure toute relative. Et l’on peut revendiquer à ce titre le terme si impropre de démocratie. Mais ne semblerions-nous pas alors par trop nous contenter d’un ersatz ? Puisque nous sommes les détenteurs légitimes du pouvoir, pourquoi le pouvoir politique semble-t-il si cloisonné au sein de certaines castes, malgré la perméabilité apparente du système des grandes écoles ; pourquoi le pouvoir économique semble-t-il si bien cadenassé entre les mains de quelques dynasties qui possèdent ce que l’on appelle les grands groupes, et dont nous connaissons aussi bien les noms que leurs collusions avec le pouvoir politique ; pourquoi les médias « grand public » paraissent-ils tellement se complaire à formater l’opinion publique plutôt que chercher à l’éclairer ? Oserait-on penser dans le sillage des penseurs situationnistes que le véritable visage de notre soi-disant démocratie n’est qu’une société marchande spectaculaire n’ayant vocation qu’à entretenir l’illusion du pouvoir démocratique et des libertés individuelles ? Somme toute, il n’est guère étonnant que, subséquemment à un contexte de guerre froide, entre une idéologie totalitaire caricaturant le communisme et une autre instaurant le sacre de l’état-nation hiérarchisé et capitaliste, on ait choisi de se complaire, afin d’éviter les dérives extrémistes, dans un douceâtre pis-aller faisant office de voie du milieu. Par inertie, nous sommes responsables du mauvais usage de nos droits et libertés, nous entretenons simplement le système par des centaines de petits gestes d’abandon anodins.

Pourquoi le peuple français peut-il se targuer d’être une des nations les plus dépressives à l’heure actuelle ? Sans doute, la chute de l’empire colonial et le taux de chômage croissant depuis la fin des trente glorieuses y sont pour quelque chose, si l’on en croit le discours certainement symptomatique de ceux que l’on appelle les « nouveaux réacs ». Ou bien alors le malaise au pays des droits de l’homme cache une revendication plus complexe, des aspirations plus profondes, quand bien même elles ne s’exprimeraient dans les classes les plus populaires que comme une vague intuition. La liberté s’oppose à la dépendance. Allumons notre téléviseur, notre radio. L’état et la société qu’il est supposé concrétiser entretiennent-ils la liberté des citoyens ou leur dépendance ? Dans un bel exercice de programmation mentale, c’est l’emploi récurrent du mot démocratie qui persuade le peuple de vivre dans un pareil régime et le maintient dans un état général de docilité complaisante. La dépression s’installe quand affleure le besoin naissant de détourner les yeux du « télécran », quand le soupçon d’être enchaîné dans une caverne commence à filtrer dans notre conscience, malgré l’effet hypnotique des représentations dont nous nous satisfaisons. L’espoir nous reste cependant, surtout si l’on rêve un tant soit peu à la démocratie totale et parfaite, qu’aucun système, aussi aliénant soit-il, ne peut empêcher l’humain de créer, recevoir et transmettre de l’information, ni aux idées de se propager par le « média » de la pensée humaine.

Littérature connexe :
Aldous HUXLEY, Retour au meilleur des mondes [trad. Denise Meunier], Pocket, 2006, (Brave New World revisitedHarper & Row, 1958).
Henry David THOREAU, Le Paradis à (re)conquérir [trad. Thierry Gillyboeuf], Mille et une nuits, 2005 (Paradise (to be) Regained, 1843).
Jean-Claude MICHEA, La Double Pensée, retour sur la question libérale, Flammarion, 2008.


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