La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
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l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

samedi 1 janvier 2011

« Un instant la mort paraît vaine… » Vanité à l’inverse. Corbeille de fruits et de fleurs en miroir de l’écriture de Philippe Jaccottet

Le jardin de ma mère, photographie d'Arina Kouznetsova
L'oeuvre de Philippe Jaccotet est liée aux vanités. Dans sa recherche poétique se dévoile un rapport au temps de la mort qui est nié par la "vanité des vanités". Le thème des fruits et des fleurs, "choses lumineuses, insaisies, à la fois proches et lointaines" se révèle être rapport à l'éternité.


Toutes les natures mortes peuvent être lues comme des vanités, c’est-à-dire des tableaux à clé, présentant des objets ou des choses du monde naturel soumis à l’action du temps écoulé, transformés et organisés par l’homme selon un ordre qui créé le sens. Un crâne ou un tibia n’est point indispensable, une fleur fanée ou un fruit séché peuvent parfaitement transmettre cette mélancolie existentielle qui se révèle de façon si exemplaire dans le livre de l’Écclésiaste.
Philippe Jaccottet se présente comme le poète des vanités par excellence. Son œuvre est en relation profonde et variée avec ses recherches dans les domaines picturaux (cf. Paysages avec figures absentes). L’idée de la vanité (sous son aspect éthique, ce qui présuppose le double sens du terme réuni) est prépondérante dans son œuvre, dont la quête centrale est le surpassement du « moi », ce célèbre « effacement » dont l’esprit est fondé sur la contemplation très attentive et approfondie du monde changeant et périssable. Dans les notes qui précédent la Semaison, au tout début de son œuvre, Jaccottet écrit: « La vanité est tressée dans la littérature. Elle détruit. Bonheur de la naïveté. Débris d’hommes mis en caisse, puis couverts de fleurs. »[1]
Chez Jaccottet nous rencontrons ce qu’on peut appeler « vanitas à l’inverse » (tandis que la vanité classique évoque la mélancolie, le caractère passager de la vie, vanitas à l’inverse met au centre de ces préoccupations le sentiment de la joie). Philippe Jaccottet semble peindre ses natures mortes en paroles afin de rendre visible « la vanité de la vanité », autrement dit, en quelque sorte, l’inefficacité de la mort (et peu importe si cette dernière triomphera plus tard sur le plan réel de façon imminente). Ou plutôt son but est de créer par ces textes de telles conditions à l’aide de la parole poétique, écrire de telle sorte que le texte puisse faire apparaître les ressorts secrets de la mort (notamment le fait que la mort soit la source de la beauté) et que le résultat de cette composition puisse non pas abolir, mais affaiblir les forces de la dé-composition, du chaos, de la négativité de toute sorte en espace-temps même de lecture du poème, et, qui sait, peut-être bien au-delà de celui-ci.
À titre d’exemple, je voudrais considérer brièvement un des thèmes les plus répandus et les plus anciens de la nature morte, et qui apparaît aussi chez Jaccottet, celui de la corbeille de fruits et (ou) de fleurs. L’origine de ce thème se perd dans la nuit des temps. On le rencontre dans l’antiquité grecque et romaine ; cette image est inscrite dans notre vision depuis les fresques de Pompéi et les grotesques de la Domus Aurea de Néron. Par sa genèse, le thème est lié à la célébration des mystères et à la vénération du monde des morts ; il remonterait à l’image sacrée ou magique de l’offrande exposée sur un autel domestique, représentant des dons aux ancêtres, aux lares, aux dieux mineurs familiaux qui se transformeront plus tard en xénion, images du don d’hospitalité ; plus tard, ces peintures commencent à jouer un rôle de plus en plus décoratif. La redécouverte des grotesques antiques a contribué à la naissance de la nature morte moderne, qui commence par les études de Giovanni da Udino, et surtout par les tableaux de Caravage, notamment sa Corbeille de fruits, peinte à Rome, dans l’atelier d’Arpino.
Le tout premier texte que Jaccottet, à l’âge de vingt ans, consacre à l’Italie (pays qu’il aimait « comme une personne vivante ») abrite une espèce de nature morte avec des fruits, composée à partir de la double citation – picturale et littéraire : le refrain des rues « aranciate, uve, panini » reste « gravé dans son oreille ». Je cite : « Aujourd’hui, tels que je les réentends encore, entouré de nuit et de suie, il semble qu’ils n’étaient pas seulement des mots, mais les choses mêmes qu’ils évoquaient ; qu’ils les faisait briller en orange et en vert doré…, presque comme les citrons du poème de Goethe,… résumé pour longtemps la nostalgie d’Italie par la voix de Mignon l’ambigu. »[2] « … Tout ce premier séjour romain allait s’inscrire pour jamais en moi à cette enseigne des fruits mûrs de l’or des fruits sur le fond de sombre et forte verdure. »
Le père Pavel Florensky, philosophe et théologien russe du début du XXe siècle, dans son livre L’Iconostase, juge une certaine tendance de la peinture à l’huile occidentale par rapport à l’art sacré, celui de l’icône slave, en accusant les peintres, à partir de la Renaissance, d’avoir oublié l’approche spirituelle et ascétique de l’art, ce qui s’exprime dans la vision de la lumière éclairant les objets de l’extérieur, et non pas comme la source produisant les choses, à l’instar de la lumière iconique. La seule exception qu’il est prêt à faire concerne la nature morte. Il écrit : « … ce raisin merveilleux, ces pêches et ces pommes, ces légumes et ces poissons, si on les appelle “naturalistes”, qu’est-ce que, alors, la métaphysique ? Bien sûr, cela est l’idée du raisin, l’idée de la pomme… et tout cela s’irradie de lumière… Ces fruits et ces légumes représentent à mes yeux une attitude juste, celle de la grâce, vis-à-vis du monde : il y dans les natures mortes quelque chose de l’iconographie, où la lumière crée les phénomènes, tout en étant leur cause, et donc, quelque chose qui ne peut pas leur être extérieur par ce fait même. »[3] Il faut retenir de cet extrait deux choses importantes: d’abord, la nature métaphysique des objets dans ce type de peinture est liée à la lumière qui les crée et les façonne, et deuxièmement, c’est que la composition de la nature morte ordonne l’attitude juste vis-à-vis du monde.
Quant à « l’idée métaphysique », Jaccottet n’a jamais nié que les fleurs et les fruits dont il parle « ne sont pas vraiment des fleurs… », mais elles ne sont pas des idées et des abstractions pures non plus, « ces choses lumineuses, insai­sies, à la fois proches et lointaines ». Son but, c’est d’atteindre l’équilibre entre le joyau figé de l’idée et le fruit réel, c’est-à-dire, le rendre supérieurement réel, « réduit au sublime», libéré en quelque sorte de l’aléatoire, du pesant, de la force aveugle, le décanter... L’écriture vise à transposer la préciosité, la brillance des choses naturelles, cette matière immortelle qui les constitue, cette union de la matière et de la lumière, la matière même de lumière qui est l’énergie fondatrice des choses. « L’œil du cœur peut voir l’or dans le plomb et le cristal dans la montagne » – disaient jadis les alchimistes. Pour approcher poétiquement de l’énigme originelle du monde, pour décrire cette matière, le poète fait appel à l’image de la « poussière brillante, claire, lumineuse », qu’on peut voir en tant que corpuscules de la lumière qui se trouve à la frontière pénétrable entre le visible et l’invisible. Rilke appelait cela « pollen de la divinité en fleur » ; c’est aussi la poussière-cendre, « la précipitation de la poussière jadis claire », mais aussi « la poussière heureuse », le sommeil minéral qui contient, selon l’enseignement cabalistique, luz, « os minuscule » qui résiste au feu, et dont le corps regermera à la « résurrection de la chair ». (Donc, je le dis entre parenthèses, en fait, les ossements sont présents dans ce type des vanités, mais sous la forme de poussière, du pollen). (« Pour replanter la forêt spirituelle » – dit Jaccottet dans à la fin du roman L’Obscurité). Cette métaphore réveille aussi le lien très ancien qui unit la représentation des corbeilles de fruits et de fleurs aux offrandes faites aux morts et les transforme en nourriture presque liturgique, en remède contre la mort.

Vérité, non-vérité
se résorbent en fumée
Monde pas mieux abrité
que la beauté trop aimée,
passer en toi, c’est fêter
de la poussière allumée
Vérité, non-vérité
brillent, cendre parfumée

Enfin, la pensée poétique de Jaccottet vis-à-vis du visible se résume en une ligne du poème où il parle des « chatons du saule » : « peu importe qu‘ils tombent en poussière si ils brillent ! » Et il décrit le travail de sa femme artiste qui est en train de peindre une corbeille de fruits ; mais il est évident qu’il parle aussi de sa propre écriture: « toutes ces couleurs que voilà, reçues, recueillies, décantées… un peu comme l’apothicaire combine soigneusement, amoureusement, des simples au fond d’un sachet pour que le remède soit le plus salutaire possible –, qui ont l’air de se réjouir d’être ensemble : la rose de l’aube, le jaune et l’orange de midi, le bleu et le violet du soir – et ce sont aussi des citrons, des kakis, des figues, des cerises, des prunes ; beaux ingrédients pesés avec une science comme instinctive pour exalter le regard et guérir, un instant, le cœur »[4].
Arina Kouznetsova

(Article paru dans le dossier "Vanités" du numéro 3 de la Nuit Etoilée)

[1] Observations et autres notes anciennes, p. 72.
[2] Libretto, p. 13.
[3] L’Iconostase, p. 85.
[4] Anne-Marie Jaccottet, p. 13

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